L’œuvre et son évolution : du contrôle strict à la création renouvelée
La nécessité d’une évolution du patrimoine chorégraphique
Cette question des droits de représentation a pour enjeu celle de l’évolution de l’œuvre, liée à la multiplicité possible de ses interprétations (au sens large du terme).
En effet, il est assez habituel que la création chorégraphique procède par strates, tant du point de vue d’un style que d’une œuvre : on crée sa propre chorégraphie sur un canevas existant, ou « dans le style » d’un auteur. Certes, il en est de mêmes pour les autres arts, mais la danse, notamment en ce qui concerne les œuvres du répertoire classique, procède tout particulièrement par emprunts, ajouts, marques de la « patte » d’un chorégraphe sur une œuvre déjà existante. C’est un art où la notion d’un patrimoine commun, mouvant et évolutif apparaît tout particulièrement.
Partimoine commun et propriété : points de vues de danseurs
Maria Clara Villa-Lobos, chorégraphe-interprète:
« J’ai du mal à concevoir que l’on puisse revendiquer un droit de propriété par rapport à des mouvements, à une chorégraphie. C’est beaucoup moins concret qu’un texte ou une musique. L’apprentissage de la danse est déjà une question de copier/coller. La copie, le mimétisme sont à la base même du vocabulaire de la danse. Je me vois donc difficilement réclamer la maternité de tels ou tels mouvements. »
Patricia Kuypers, chorégraphe-interprète: « Les choses et les idées circulent tellement qu’il me paraît difficile de dire: “Ça, c’est à moi”. Qui est à la source de quelle idée? Qui copie qui copie? La création, quelque part, ce n’est que cela: reprendre les inventions des autres, essayer de les retravailler et de les emmener ailleurs. »
Le droit moral, obstacle à l’évolution ?
Les juges reconnaissent à l’auteur le droit d’interdire la représentation de son œuvre, si la représentation porte atteinte au droit moral de l’œuvre : ainsi, en matière chorégraphique, une jurisprudence de fait état de l’interdiction de la reprise d’une œuvre parce que l’interprète en a modifié un pas :
« Attendu que, ce faisant, au risque de créer une confusion dans l’esprit des spectateurs une confusion entre l’œuvre annoncée et le pas différent introduit par elle, la demoiselle Soutzo a porté atteinte au droit moral de la demanderesse, l’auteur d’un ballet comme celui d’une œuvre littéraire, dramatique ou musicale ayant le droit absolu de s’opposer à toute altération, correction ou addition, si minime qu’elle soit, susceptible de dénaturer sa pensée ».
On pourrait donc craindre à première vue que le droit moral soit particulièrement inadapté à l’évolution du patrimoine chorégraphique.
Cependant, on constate que généralement, pour la reprise d’œuvres déjà anciennes, notamment dont les droits patrimoniaux sont éteints, les tribunaux ont une interprétation du respect du droit moral de l’œuvre favorable à la création nouvelle, qu’il s’agisse de théâtre, d’opéra ou de danse, afin de permettre des mises en scènes qui renouvellent la lecture d’une œuvre.
Les problèmes posés par le copyright
Or, si la loi française facilite ainsi la reprise d’œuvres anciennes, il n’en est pas de même partout : ainsi, aux Etats-Unis, la politique de « licences » est confiée à des organismes privés, qui gèrent différemment leur politiques de cessions de droits de représentation.
Celles-ci effectuent généralement contrôle strict de la représentation de l’œuvre chorégraphique.
Le Balanchine Trust, par exemple, est une organisation créée en 1987 par les héritiers du célèbre chorégraphe américain George Balanchine (décédé en 1983). Elle a fait de « Balanchine » une marque déposée. Elle gère les droits de représentation de l’œuvre du chorégraphe à travers le monde, qu’elle n’accorde qu’aux compagnies les plus prestigieuses. Il est impossible d’acquérir les droits de représentation sur une longue durée : chaque série de représentations doit être renégociée. Surtout, chaque représentation occasionne la délégation d’une équipe de membres de la fondation qui a pour mission de surveiller la mise en scène, les lumières et les décors, chaque fois qu’une chorégraphie de Balanchine est programmée : elle a donc une vocation que l’on qualifierait en France de « morale » (respect de l’intégrité de l’œuvre) et elles perçoit également les droits patrimoniaux. Cependant, il faut souligner que le caractère « moral » du droit que les ayants droits s’arrogent est tout relatif car ils vont à l’encontre de la volonté du chorégraphe, qui déclarait de son vivant : "Quand je ne serai plus là, tout doit disparaître ».
Autre exemple, La Cunningham Dance Foundation, qui cède les droits de représentation sous forme de « choregraphy licences » à la durée limitée (en cela très similaires au droit français), soumet son autorisation à des conditions précises : apprentissage ou approfondissement de la technique Cunningham, transmission par un collaborateur de Merce Cunningham, obligation de montrer l’œuvre pour la faire « valider » avant la première représentation.
Le cas du Palais de Cristal de G. Balanchine
Le contrôle du Balanchine Trust va très loin, ainsi qu’on peut le voir dans le cas du « Palais de Cristal » : ce ballet a été monté spécialement par G. Balanchine pour le Ballet de l’Opéra de Paris en 1947, dans des décors et costumes de Léonor Fini, très colorés. En 1948, le chorégraphe monte aux Etats-Unis la même chorégraphie, cette fois présentée sans décor ni costumes, en simples maillots blancs et noirs, sous le titre de Symphony in C.
C’est actuellement la seule version autorisée par le George Balanchine Trust de New York, qui n’a pas accordé à l’Opéra de Paris l’autorisation de remonter Le Palais de Cristal dans sa première version française.
On voit à travers les exemples cités que les deux fondations n’envisagent pas de la même manière leur politique de licence. Dans le cas du Balanchine Trust, l’œuvre chorégraphique est conçue comme figée dans le temps : il est impossible de ne pas la représenter autrement que comme exacte réplique de la version enregistrée par le Balanchine Trust. Le contrôle du Balanchine Trust freine donc toute possibilité d’évolution, reprise, transformation des œuvres de Balanchine.
Fractions de Merce Cunningham
Une chorégraphe contemporaine française, Julia Cima, souhaitait monter une œuvre intitulée « Visitations », sous forme d’hommage à plusieurs chorégraphes dont la technique a marqué l’histoire de la danse. D’un point de vue juridique, “Visitations” était une œuvre dérivée (réalisée à partir d’œuvre préexistantes), à caractère composite (qui incorporait différentes œuvres). Elle souhaitait pour cela reprendre un solo extrait de Fractions, œuvre du chorégraphe Merce Cunningham. La Cunninghmam Dance Foundation lui a accordé une « chorégraphy licence » d’une durée de trois ans, à condition qu’elle accepte que la technique lui soit transmise par une proche collaboratrice du «maître», Jeannie Steele, et que son travail soit a posteriori validé par Merce Cunningham lui-même.
A l’inverse, on voit donc que même si l’appropriation de l’œuvre de Merce Cunningham semble très strictement encadrée, réglementée, elle peut se faire dans un cadre évolutif, en étant par exemple incorporée dans une œuvre composite. La Cunningham Dance Foundation offre un exemple de gestion du rapport de l’auteur à l’œuvre qui permet sa transmission, donc sa perpétuation et son évolution.
La nécessité d’une évolution du patrimoine chorégraphique
Cette question des droits de représentation a pour enjeu celle de l’évolution de l’œuvre, liée à la multiplicité possible de ses interprétations (au sens large du terme).
En effet, il est assez habituel que la création chorégraphique procède par strates, tant du point de vue d’un style que d’une œuvre : on crée sa propre chorégraphie sur un canevas existant, ou « dans le style » d’un auteur. Certes, il en est de mêmes pour les autres arts, mais la danse, notamment en ce qui concerne les œuvres du répertoire classique, procède tout particulièrement par emprunts, ajouts, marques de la « patte » d’un chorégraphe sur une œuvre déjà existante. C’est un art où la notion d’un patrimoine commun, mouvant et évolutif apparaît tout particulièrement.
Partimoine commun et propriété : points de vues de danseurs
Maria Clara Villa-Lobos, chorégraphe-interprète:
« J’ai du mal à concevoir que l’on puisse revendiquer un droit de propriété par rapport à des mouvements, à une chorégraphie. C’est beaucoup moins concret qu’un texte ou une musique. L’apprentissage de la danse est déjà une question de copier/coller. La copie, le mimétisme sont à la base même du vocabulaire de la danse. Je me vois donc difficilement réclamer la maternité de tels ou tels mouvements. »
Patricia Kuypers, chorégraphe-interprète: « Les choses et les idées circulent tellement qu’il me paraît difficile de dire: “Ça, c’est à moi”. Qui est à la source de quelle idée? Qui copie qui copie? La création, quelque part, ce n’est que cela: reprendre les inventions des autres, essayer de les retravailler et de les emmener ailleurs. »
Le droit moral, obstacle à l’évolution ?
Les juges reconnaissent à l’auteur le droit d’interdire la représentation de son œuvre, si la représentation porte atteinte au droit moral de l’œuvre : ainsi, en matière chorégraphique, une jurisprudence de fait état de l’interdiction de la reprise d’une œuvre parce que l’interprète en a modifié un pas :
« Attendu que, ce faisant, au risque de créer une confusion dans l’esprit des spectateurs une confusion entre l’œuvre annoncée et le pas différent introduit par elle, la demoiselle Soutzo a porté atteinte au droit moral de la demanderesse, l’auteur d’un ballet comme celui d’une œuvre littéraire, dramatique ou musicale ayant le droit absolu de s’opposer à toute altération, correction ou addition, si minime qu’elle soit, susceptible de dénaturer sa pensée ».
On pourrait donc craindre à première vue que le droit moral soit particulièrement inadapté à l’évolution du patrimoine chorégraphique.
Cependant, on constate que généralement, pour la reprise d’œuvres déjà anciennes, notamment dont les droits patrimoniaux sont éteints, les tribunaux ont une interprétation du respect du droit moral de l’œuvre favorable à la création nouvelle, qu’il s’agisse de théâtre, d’opéra ou de danse, afin de permettre des mises en scènes qui renouvellent la lecture d’une œuvre.
Les problèmes posés par le copyright
Or, si la loi française facilite ainsi la reprise d’œuvres anciennes, il n’en est pas de même partout : ainsi, aux Etats-Unis, la politique de « licences » est confiée à des organismes privés, qui gèrent différemment leur politiques de cessions de droits de représentation.
Celles-ci effectuent généralement contrôle strict de la représentation de l’œuvre chorégraphique.
Le Balanchine Trust, par exemple, est une organisation créée en 1987 par les héritiers du célèbre chorégraphe américain George Balanchine (décédé en 1983). Elle a fait de « Balanchine » une marque déposée. Elle gère les droits de représentation de l’œuvre du chorégraphe à travers le monde, qu’elle n’accorde qu’aux compagnies les plus prestigieuses. Il est impossible d’acquérir les droits de représentation sur une longue durée : chaque série de représentations doit être renégociée. Surtout, chaque représentation occasionne la délégation d’une équipe de membres de la fondation qui a pour mission de surveiller la mise en scène, les lumières et les décors, chaque fois qu’une chorégraphie de Balanchine est programmée : elle a donc une vocation que l’on qualifierait en France de « morale » (respect de l’intégrité de l’œuvre) et elles perçoit également les droits patrimoniaux. Cependant, il faut souligner que le caractère « moral » du droit que les ayants droits s’arrogent est tout relatif car ils vont à l’encontre de la volonté du chorégraphe, qui déclarait de son vivant : "Quand je ne serai plus là, tout doit disparaître ».
Autre exemple, La Cunningham Dance Foundation, qui cède les droits de représentation sous forme de « choregraphy licences » à la durée limitée (en cela très similaires au droit français), soumet son autorisation à des conditions précises : apprentissage ou approfondissement de la technique Cunningham, transmission par un collaborateur de Merce Cunningham, obligation de montrer l’œuvre pour la faire « valider » avant la première représentation.
Le cas du Palais de Cristal de G. Balanchine
Le contrôle du Balanchine Trust va très loin, ainsi qu’on peut le voir dans le cas du « Palais de Cristal » : ce ballet a été monté spécialement par G. Balanchine pour le Ballet de l’Opéra de Paris en 1947, dans des décors et costumes de Léonor Fini, très colorés. En 1948, le chorégraphe monte aux Etats-Unis la même chorégraphie, cette fois présentée sans décor ni costumes, en simples maillots blancs et noirs, sous le titre de Symphony in C.
C’est actuellement la seule version autorisée par le George Balanchine Trust de New York, qui n’a pas accordé à l’Opéra de Paris l’autorisation de remonter Le Palais de Cristal dans sa première version française.
On voit à travers les exemples cités que les deux fondations n’envisagent pas de la même manière leur politique de licence. Dans le cas du Balanchine Trust, l’œuvre chorégraphique est conçue comme figée dans le temps : il est impossible de ne pas la représenter autrement que comme exacte réplique de la version enregistrée par le Balanchine Trust. Le contrôle du Balanchine Trust freine donc toute possibilité d’évolution, reprise, transformation des œuvres de Balanchine.
Fractions de Merce Cunningham
Une chorégraphe contemporaine française, Julia Cima, souhaitait monter une œuvre intitulée « Visitations », sous forme d’hommage à plusieurs chorégraphes dont la technique a marqué l’histoire de la danse. D’un point de vue juridique, “Visitations” était une œuvre dérivée (réalisée à partir d’œuvre préexistantes), à caractère composite (qui incorporait différentes œuvres). Elle souhaitait pour cela reprendre un solo extrait de Fractions, œuvre du chorégraphe Merce Cunningham. La Cunninghmam Dance Foundation lui a accordé une « chorégraphy licence » d’une durée de trois ans, à condition qu’elle accepte que la technique lui soit transmise par une proche collaboratrice du «maître», Jeannie Steele, et que son travail soit a posteriori validé par Merce Cunningham lui-même.
A l’inverse, on voit donc que même si l’appropriation de l’œuvre de Merce Cunningham semble très strictement encadrée, réglementée, elle peut se faire dans un cadre évolutif, en étant par exemple incorporée dans une œuvre composite. La Cunningham Dance Foundation offre un exemple de gestion du rapport de l’auteur à l’œuvre qui permet sa transmission, donc sa perpétuation et son évolution.
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