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mardi 31 janvier 2012

Chorégraphie et droit d'auteur : questions soulevées par un art en mouvement (II)

La création  d’une œuvre chorégraphique :  le rapport du chorégraphe aux autres auteurs

La création d’une œuvre chorégraphique met en relation le chorégraphe avec plusieurs autres auteurs ou « auxiliaires de création », dont le rôle est défini soit par le droit d’auteur soit par le droit voisin.  Quels sont les cadres juridiques de leurs différents rapports ?

Le ballet, œuvre composite, œuvre de collaboration ?

Pour ce qui est du rapport des auteurs entre eux, le droit épouse dans ses définitions les pratiques en matière chorégraphique : il fournit en effet un cadre tout à fait adapté à ce type d’œuvre. 
L’œuvre chorégraphique peut en effet rarement se concevoir comme se suffisant à elle-même : elle nécessite souvent l’intervention d’une pluralité d’auteurs. Elle utilise en effet traditionnellement une musique, des costumes et des décors, ainsi qu’un support littéraire (le livret ou l’argument). Plus moderne, elle peut éventuellement se passer de musique (« ballet dans le silence ») mais également faire appel à d’autres intervenants (vidéastes etc.…)

  Le terme d’œuvre chorégraphique peut  dans ce cas poser un problème de définition : en effet, l’œuvre chorégraphique au sens juridique se limite à la chorégraphie stricto sensu, mais comme dans un ballet elle est généralement  considérée comme l’œuvre principale, on peut avoir tendance dans la pratique à  appeler « œuvre chorégraphique » l’ensemble du ballet.

Un  ballet au sens large  suppose  donc la réunion de plusieurs auteurs. Il peut être selon les cas une œuvre composite ou une œuvre de collaboration.

Juridiquement, une œuvre de collaboration se définit comme « une oeuvre à la collaboration de laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques ».


                                                                                                                                                                  
« Le Tricorne », une œuvre de collaboration

« Le Tricorne » est un ballet dont la chorégraphie est de Léonide Massine, le livret de Martinez Sierra, et la musique de Manuel de Falla. Il a été  défini comme œuvre de collaboration à la suite d’un litige qui opposait L. Massine au Théâtre de Nice, qui avait repris le ballet, sans toutefois conserver sa chorégraphie. Il a été  jugé que le ballet,  « né d’une volonté commune animée par une inspiration du chorégraphe, du compositeur et du librettiste », et  « résultant d’une collaboration étroite entre auteurs  » est bien une œuvre de collaboration, dont on ne pouvait tout d’abord envisager l’exploitation sans accord des trois auteurs et dont ensuite une exploitation séparée portait atteinte à l’intégrité de l’œuvre.
                                                                                                                                                                    


On voit qu’à travers l’affaire du « Tricorne », la définition d’une œuvre de collaboration  pu être affinée par la jurisprudence qui retient en fait généralement plusieurs critères cumulatifs pour qu’il y ait oeuvre de collaboration. On doit retrouver l’empreinte de la personnalité de tous les coauteurs dans l’oeuvre. De plus, il faut un concert préalable à l’élaboration préalable de l’œuvre et une inspiration commune  pendant la durée de la création de l’œuvre.
L’œuvre de collaboration n’exclut pas qu’un des auteurs ait un rôle plus important que les autres. Dans un ballet, le chorégraphe est logiquement celui qui a le rôle le plus important.  En conséquence, l’accord de tous les coauteurs est nécessaire pour exploiter l’œuvre, même si on peut exploiter séparément ces contributions, sauf si cette exploitation est interdite par contrat, à condition que les contributions soient exploitables séparément et que l’exploitation séparée ne nuise pas à l’intégrité de l’oeuvre commune.

Un ballet peut être également une œuvre composite, qu’il s’agisse d’une juxtaposition (d’une chorégraphie sur une musique préexistante) ou d’une adaptation (œuvre littéraire, conte, poème ou roman,  adaptée pour le ballet). L’œuvre préexistante peut être ancienne et donc dans le domaine public, ou  relativement récente et toujours protégée par les droits patrimoniaux. Dans les deux cas, il faudra toujours se préoccuper du respect du droit moral, qui est imprescriptible.

Comment rémunérer les auteurs ?

La répartition de la rémunération des auteurs, donc de leurs droits patrimoniaux, se pose de façon différente selon la nature de l’œuvre chorégraphique. 

Dans le cas d’une œuvre de collaboration,  le partage des droits sur l’œuvre, généralement proportionnelle à l’intervention de chaque auteur,  doit être fixé  par contrat. Ces pourcentages de rémunération  sont négociés de gré à gré entre les différents intervenants sur l’oeuvre. Les auteurs doivent parvenir à un accord pour que la que la société de répartition se charge de répartir les droits. Dans le cas par exemple d’une musique originale, composée spécifiquement pour la chorégraphie, la SACD interviendra pour effectuer la répartition.

Dans le cas d’une œuvre composite, il doit y avoir (si l’œuvre préexistante n’est pas dans le domaine public) rémunération de l’auteur. Dans le cas par exemple d’une musique préexistante, c’est la SACEM  qui interviendra pour la perception des droits.

On voit donc que l’œuvre chorégraphique, parce qu’intégrée dans un ballet, fait intervenir plusieurs auteurs : elle ne se suffit pas à elle-même. Mais cette absence d’autosuffisance est également problématique dans la rapport qu’elle introduit, du  point de vue de sa création, entre l’auteur et  l’interprète : en effet, elle n’a de pleine réalisation que dans son interprétation. Dès lors, n’y a-t-il pas le risque d’une confusion des rôles entre l’auteur et l’interprète ?

La suite ici !

vendredi 27 janvier 2012

Chorégraphie et droit d'auteur : questions soulevées par un art en mouvement (I)

Chorégraphie et droit d'auteur : questions soulevées par un art en mouvement : introduction et plan de l'article

L’œuvre chorégraphique est pleinement intégrée dans le droit de la propriété intellectuelle, dans lequel elle trouve expressément sa place : l’article L112-2 4° du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI) énonce ainsi : « Sont considérées comme œuvres de l’esprit au sens du présent code : […] les œuvres chorégraphiques, les numéros et tours de cirque, les pantomimes, dont la mise en œuvre est fixée par écrit ou autrement. ». 

Pourtant, par les configurations multiples qu’elle prend, par les évolutions qu’elle a connues, l’œuvre chorégraphique constitue à bien des égards une forme atypique qui peut poser des problèmes juridiques spécifiques : en effet, la principale particularité de l’œuvre chorégraphique semble résider dans l’impossibilité pratique et théorique d’envisager séparément  la création de l’oeuvre et  son exécution. Il en résulte un brouillage des frontières entre la chorégraphie et l’interprétation, qui a pour corollaire celui des rôles respectifs du chorégraphe et de l’interprète, celui de la frontière entre  réactualisation et nouvelle création.

Il me parait intéressant de choisir quelques thèmes qui font le lien entre des notions juridiques et des réflexions  propres à la danse, afin de montrer que les problèmes juridiques posés par la danse sont en partie dues à des considérations techniques et artistiques profondément liées à la nature chorégraphique de l’œuvre.

Il me semble également intéressant de mettre le droit en rapport avec un domaine artistique et « sociologique » particulier, pour constater la façon dont il l’encadre, dont il se met en rapport avec lui ; à quel point les notions juridiques recouvrent et recoupent ou non la réalité d’une pratique et d’une histoire. 

J'ai donc choisi quelques situations concrètes ou points de vue qui ont posé, posent  ou seraient à même de poser un problème juridique pratique, à partir desquelles j’ai tenté la cas échéant de mettre en perspective une notion juridique et une notion «chorégraphique », en essayant de comprendre pourquoi il peut y avoir conflit entre les deux ou au contraire, comment le droit accompagne la danse dans ses questions et ses évolutions.


I La création  d’une œuvre chorégraphique

A) Le rapport du chorégraphe avec les  autres auteurs
Le ballet, œuvre composite, œuvre de collaboration
Comment rémunérer les auteurs ?

B) L’auteur et ses interprètes
Fixation et notation du mouvement
Les apports respectifs du chorégraphe et de l’interprète dans la création de l’œuvre

II La représentation de l’œuvre chorégraphique

A) Les droits de représentation et la notion de répertoire
Le « répertoire », une notion propre au monde de la danse
Le répertoire, une notion juridique ?
La transmission d’une œuvre, une pratique éloignée du CPI

B) L’œuvre et son évolution : du contrôle strict à la création renouvelée
La nécessité d’une évolution du patrimoine chorégraphique
Le droit moral, obstacle à l’évolution ?
Les problèmes posés par le copyright

La suite ici.




dimanche 22 janvier 2012

Voyages littéraires et exotisme d'opéra au XIX ème siècle

Fuite devant un présent jugé décevant, le voyage littéraire au XIXè siècle peut tendre vers plusieurs directions.

La recherche de l’exotisme se manifeste tout d'abord à travers le goût pour un Orient plus ou moins proche et rêvé, aux frontières imprécises :  tout ce qui est au sud est à partir de la Grèce peut être qualifié d’ « oriental » , et les exemples abondent , que l’on pense à  l’engagement des Romantiques pour l’indépendance grecque, aux voyages de Delacroix en Algérie, ou à l’attrait exercé par deux pays d’Europe du sud réputés « hauts en couleurs » : l’Italie et l’Espagne .  

Mais l’Allemagne et les pays nordiques sont également considérés, à leur manière, comme des terres à découvrir et à parcourir : la notion de « pittoresque », celui des villages de la Bavière, y prend le pas sur celle d’inconnu et de mystère, attachée aux terres du Sud.

Cette vogue est bien sûr aussi présente en danse : A l’époque de la création de La Sylphide et de Giselle, des ballets comme  Dieu et la bayadère (Taglioni, 1830), La Révolte au sérail (Taglioni, 1833), Le Diable boiteux (Coralli, 1836),  sans oublier bien sûr La Péri (Coralli, 1843) de Gautier lui-même tiennent l’affiche à l’Opéra.

L’Inde et l’Algérie (récemment conquise) s’avèrent des domaines de prédilection. Certains  ont une tonalité plus particulièrement hispanisante : La Gitana (Taglioni, 1836), Paquita, (Mazilier, 1846), La Esméralda (Perrot, 1844). Les danses de caractère que sont la cachucha et la tarentelle, représentées par la ballerine Fanny Elssler, grande rivale de Marie Taglioni, font pendant aux mouvements aériens du ballet blanc.

Plus tard en Russie, dans les même années que Le Lac des cygnes,  Marius Petipa crée: La Fille du Pharaon, (1862), inspiré du Roman de la momie de Gautier, Le Roi Candaule (1868) Zoraiya (1881) Talisman (1889 ) Don Quichotte (1869),  La Bayadère (1877). Parmi ces ballets, Don Quichotte et La Bayadère sont encore au répertoire des principales compagnies classiques. Cette vogue orientale se poursuit jusqu’à Fokine qui donne Schéhérazade et Cléopâtre en 1909 au Théâtre du Châtelet, d’après la nouvelle Une Nuit de Cléopâtre de Gautier : ce dernier exemple permet .de souligner l’interpénétration des deux modes, chorégraphique et littéraire,  qui se concentrent en la personne de Gautier.

Gautier et Nerval sont eux-mêmes de grands voyageurs et relatent leurs excursions dans la presse puis dans des recueils aux titres divers : Nerval part en Orient en 1842-1843, et rentre à temps pour prendre la chronique dans La Presse et permettre à son ami de partir pour l’Espagne. Gautier suit ensuite Carlotta Grisi à Londres en 1842 pour une tournée de Giselle, et revient par la Belgique, puis effectue en 1845-1846 un voyage en Algérie, puis durant l’été 1850 part en Algérie, puis à Istanbul en 1852 (voyage qui le déçoit profondément), puis en Grèce dont l’acropole le transporte, en Russie (en passant par l’Allemagne). 
Mallarmé n’entreprend pas de voyages (si ce n’est en Belgique ou en Angleterre)  mais il est tributaire d’un exotisme influencé par Baudelaire, notamment dans ses premiers poèmes tels que «  Brise marine» :

La chair est triste, hélas!, et j’ai lu tous les livres.
Fuir! Là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux!
 (…)
Je partirai! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature!

En outre,  La fascination de l’Inde de La Bayadère se retrouve chez Mallarmé écrit en 1893 les Contes indiens, certes œuvre de commande, mais qui n’en reflète pas moins un certains « orientalisme » du poète. Il en est de même pour Nerval qui fait preuve, dans ses récits, d’une fascination pour l’Allemagne et l’Orient, perceptible à travers des titres évocateurs tels que  Petits châteaux de Bohème et Histoire de la reine du matin et de Solman.

vendredi 20 janvier 2012

Le "Coup de dés" de Mallarmé : chorégraphie et typographie

Deux versions peuvent restituer le lien évident, frappant, bien que difficile à expliciter, qui existe entre  le Coup de dés et la danse, à tel point qu’un critique a pu affirmer : « Le vrai texte de Mallarmé sur la danse est Un Coup de dés  .
Les deux explications, bien entendu, ne sont pas antithétiques et se complètent.

La première est une explication « classique » .

Le sujet, le « thème » du Coup de dés est le même que celui d’un autre texte de Mallarmé, jamais achevé et élaboré une vingtaine d’années auparavant : Igitur , ou la folie d’Ebenon, qui peut être vu comme la première version, prosaïque, du Coup de dés. En effet, dans Igitur, qui est une fable philosophique,  il est question d’un personnage qui doit abolir le hasard. Sous la forme fictionnelle par excellence, le conte fantastique, Mallarmé pose l’enjeu typographique du Coup de dés : dans la comparaison des deux oeuvres, on observe l’évolution du temps du récit  en espace poétique, dans une  logique qui préfère la simultanéité visuelle à la succession du récit. 
Comme l’écrit Deirdre Priddin, historienne de la danse :   ‘Like Coup de dés, ballet is duration visually disposed –the dream of a visual poet ”. Cette préoccupation de l’espace exprime le souhait d’une maîtrise absolue, non seulement du « contenu » de l’écriture, mais de tout ce qui , habituellement , ne soucie pas l’écrivain : la mise en page, les caractères : « Chance must be eliminated not only from the phrase but from the whole visual entity of the page » , explique la même critique, qui ajoute : « Only the classical dance, with its geometrcal attitudes, its linear construction, its fixed formalized steps which eliminate all chance movement, can answer to this purely intellectual and absolute function ”.

La danse du ballet blanc est avant tout un idéal d’agencement. Dès 1912, Thibaudet avance l’idée d’une lecture du poème comme « ballet », avec une hiérarchie des groupes de mots (capitales, italiques) est calquée sur celle d’un corps de ballet .

Ensuite, une seconde perspective, plus axée sur l’idée d’un moment unique et de la possibilité d’une éclosion, met l’accent sur l’arbitraire apparent et la dimension symbolique.  Mallarmé établit dans un texte des Divagations la parenté entre l’écriture chorégraphique et la typographie, perçue comme une écriture stellaire : il souligne que la seconde, noire sur blanche, est l’inverse de la première, blanche sur fond sombre : « Tu remarqueras, on n’écrit pas, lumineusement, sur champ obscur, l’alphabet des astres, seul ainsi l’indique, ébauché ou interrompu ; l’homme poursuit noir sur blanc  ».
L’astronomie fait donc le lien entre la danse et l’écriture conçue comme art de disposition de caractères sur une page et non comme faculté de coucher des phrases et des mots sur du papier.  Le Coup de dés peut être lu comme une tentative de mettre cette concordance en application .Comme l’écrit le critique Guy Ducrey,  « disposer l’écriture comme le corps de ballet sur scène, ménager dans la page, par des blancheurs savamment calculées, le silence chorégraphique, élever le livre lui-même à la hauteur des espaces sidéraux et muets, dont la danse n’est jamais que la figure terrestre  ».

« Rien n’aura lieu que le lieu, excepté peut-être une constellation  » : cette prédiction  qui se révèle peu à peu à la lecture du Coup de dés évoque fortement la danse et l’article « Ballets » de Mallarmé.

Rien de proprement narré n’advient dans la danse "pure",  il ne faut donc pas y chercher autre chose que ce que l’on a sous les yeux dans l’instant. Mais tout peut y advenir, «  une constellation » qui peut tout à coup devenir signifiante dans l’arbitraire apparent du signe.

Le Coup de dés pratique la syntaxe et la grammaire d’une manière chorégraphique : il s’agit d’assembler des signes en entités significatives et indépendantes, et de construire différentes unités, qui se meuvent, partiellement indépendantes. Ces unités sont autant des réseaux de sens que des figures, et peuvent être lues, ou plutôt regardées de deux manières, un peu comme les jeux d’optique : en regardant le blanc de l’espace ou le texte imprimé.

La constellation est donc le résultat  du déploiement de ces unités sur l’espace de la scène, moment fugace, qui ne se reproduit pas. Ainsi en est-il du jet des dés, toujours différent et recommencé. Le terme « Ballet » selon l’enquête étymologique et lexicologique d’un critique  , serait issu en effet du grec, « ballein », qui signifie « jeter, lancer ».


mercredi 18 janvier 2012

"Danser sa vie", l'expo du Centre Georges Pompidou

Le Centre Pompidou, Musée National d' Art Moderne, consacre jusqu'au 2 avril 2012 une exposition qui met en lumière les liens entre la danse et certains des principaux mouvements artistiques du XXème siècle - expressionnisme, cubisme, futurisme, surréalisme...c'est passionnant.



Non, la danse n'est pas un ghetto ! Elle se développe en interaction permanente avec les autres arts, avec les mouvements culturels d'une époque. C'est une chose de l'affirmer, c'est encore mieux de le montrer.

L'ambitieuse exposition du Centre Pompidou ravira les amateurs de danse comme les férus d'art moderne. Aficionados exclusifs de chaussons et de grands jetés s'abstenir cependant : l'exposition commence avec Nijinsky et les Ballets russes et s'attache avant tout à la danse dite "contemporaine", bien qu'on se rende vite compte du caractère bien "fourre-tout" de cette appellation.

L'exposition nous fait en effet parcourir un siècle de danse, d'Isadora Duncan à Jérôme Bel. Elle montre les continuités et les ruptures entre des mouvements qui en se rencontrant ou en se heurtant, entrent en résonance féconde avec les arts du XXè siècle.

Le travail des deux commissaires, Christine Marcel et Emma Lavigne, concerne avant tout les liens qu'entretiennent la danse et les arts visuels et ne retrace bien entendu pas une histoire exhaustive de la danse contemporaine. Il s'agit plutôt d'une exploration , à travers un choix d’œuvres plastiques et chorégraphiques, du rôle que peut jouer ou qu'a pu jouer la danse dans certaines des révolutions artistiques majeures du XXème siècle. 

Par exemple, l’expressionnisme n'a-t-il pas été introduit par une forme d'expression de soi, inventée par Isadora Duncan et poursuivie par des chorégraphes telles que Mary Wigman ou Pina Bausch ? Les recherches des futuristes sur la couleur et le mouvement ne peuvent-elles pas être mises en rapport avec les fameux voiles colorés de Loïe Füller ? Quels liens entretiennent danse et performance dans les travaux d'Yves Klein ou de Jackson Pollock ?

L'exposition effleure également la question de la danse engagée et politique, de la "récupération" du mouvement expressionniste à l'époque de l'Allemagne nazie au regard qu'apportent de plus en plus souvent les chorégraphes contemporains sur la société d'aujourd'hui. Enfin,elle aborde le thème de l'expression populaire - danse de cabaret, de music-hall, bals, et plus récemment disco et "tubes" de l'été - qui, remarquable permanence, est une source d'inspiration des artistes et des chorégraphes tout au long du parcours, brouillant les frontières entre culture savante et culture populaire.

A ces questions, le parcours proposé n'apporte pas de réponse toute faite, mais, à l'opposé de tout didactisme, il permet au spectateur de faire bouger ses catégories préconçues. S'il montre une chose, c'est bien l'absence d'étanchéité entre les arts et des mouvements présentés.

Il est rare qu'une exposition d'une telle ampleur soit montée dans un lieu qui ne soit pas totalement dédié à la danse. C'est, au choix, une histoire culturelle de la danse ou une histoire "dansée" de la culture au XXème siècle.

Alors qu'on  peut regretter parfois de voir le monde du spectacle vivant tourner en vase clos, avec des "grands noms" qui ne sortent guère d'un cercle d'initiés, cette exposition permet de construire des passerelles, en intégrant la danse dans la réflexion sur l'histoire et la théorie de l'art. C'est pourquoi elle est si importante.


"Danser sa vie", exposition au Centre Pompidou, du 23 novembre 2011 au 2 avril 2012. 11h-21h. Le jeudi jusqu'à 23 h.



















lundi 16 janvier 2012

Les sources du Lac des Cygnes


L'argument du Le Lac des cygnes est le fruit d’une longue élaboration issue d'un faisceau de traditions populaires. L’histoire n’est guère fixée et c’est probablement le ballet qui subit le plus de changements au gré des diverses versions : fin heureuse ou malheureuse, identité du méchant Rothbart, présence ou non de l’ami du prince, Benno… Une lecture  rapide de l’argument proposé  permet de voir qu’il n’y a pas de forme définitive au conte, bâti sur une trame modulable, mais dont la cohérence reste rigoureuse.

 En effet,  contrairement à d'autres ballets, il n’existe pas d’oeuvre dont Le Lac des cygnes  serait adapté, ni de livret écrit par une personnalité littéraire. Le livret, qui pourtant existe, prête à controverse et a fait l’objet de plusieurs versions. Élaboré par le dramaturge moscovite Vladimir Beguetchev et le danseur Vassili  Guelster, probablement à la demande de Tchaïkovski, l’argument de 1877 tel qu’il a été publié  ne comportait pas de nom d’auteur et a fait depuis l’objet de nombreux remaniements et adaptions .

On considère que c’est Tchaïkovski lui-même qui est à l’origine de l’argument du ballet, que l’on rapproche souvent de sa vie personnelle et notamment de son homosexualité refoulée. Comme le note le critique Marcel Schneider : « Rien ne convenait mieux à sa sensibilité et aux chimères de son esprit qu’une histoire légendaire et fantastique : il pouvait y exprimer tous ses tourments sans être infidèle à lui-même et sans choquer le public de son temps.  » Selon ce critique, le compositeur aurait emprunté l’intrigue et les thèmes principaux à son propre opéra, Ondine, qui venait d’être refusé par le Bolchoï , lui-même adapté d’un conte romantique de Lamothe-Fouqué .  Marcel Schneider mentionne ce même conte, qui a été traduit en français dès 1817, comme source d’inspiration probable de La Sylphide . Ainsi, ces deux œuvres, dont les genèses sont pourtant très distinctes et éloignées géographiquement dans le temps, ont la même lointaine origine.

Cependant, s’il n’y a pas à proprement parler de source littéraire « canonique» au Lac, on peut convenir avec Marcel Schneider que «  l’histoire du Lac des Cygnes telle que nous la raconte la ballet n’est pas née en un jour. Elle rassemble tout un faisceau de contes et de légendes, (…) [auxquels] la personnalité de Tchaïkovski a donné une unité qui ne la rend pas moins complexe.  ». Un autre historien de la danse écrit à ce sujet :

« Il a fallu presque vingt ans et trois versions chorégraphiques pour que l’histoire – du moins sa trame- soit définitivement fixée. Entre-temps, le compositeur a largement modifié la partition, au point que, pour ce ballet plus que d’autres, la notion de « version originale » relève largement de l’utopie .  »

dimanche 15 janvier 2012

Carlotta Grisi, inspiratrice de Théophile Gautier

A l’origine de Giselle se trouve  l’amour de Gautier pour une danseuse d’origine italienne, Carlotta Grisi, qui est engagée en 1840 à l’Opéra de Paris. C’est dans le but d’offrir à Carlotta un ballet que Gautier écrit l'argument de Giselle. Ce ballet marque le début d’une longue relation d’amour et d’amitié, un amour non-réalisé, pour plusieurs raisons qu’il est sans doute un peu éloigné du sujet de développer, de sorte que Carlotta n’épousera pas Gautier.

Vingt quatre ans plus tard, alors que la danseuse a depuis longtemps quitté la scène, Gautier écrit Spirite, histoire mystique d’un amour impossible qui se réalise dans l’au-delà céleste. Cette œuvre tardive a pu être décrite par Jean Richer comme : « une somme de ses rêveries, la synthèse de ce qu’il avait toujours cherché, le terme de son œuvre de fiction, et encore l’œuvre la plus autobiographique qu’il ait écrite ».

Ainsi, les deux œuvres sont un hommage à Carlotta Grisi, dans le thème, l’écriture et la composition. Celle de Spirite est en effet une structure de ballet blanc. Comme l’écrit Jean Richer, qui creuse le parallèle entre les deux œuvres :

«  Ces créatures dansent un mystique quadrille dont les figures ont été dessinées par un maître chorégraphe. En effet, on s’aperçoit vite que Spirite évoque un sujet de ballet, celui que Gautier avait traité déjà en 1841 dans Giselle ou les wilis et deux en plus tard dans La Péri. La nouvelle se développe en trois mouvements : la partie centrale de la « Dictée de Spirite » qui couvre les chapitres VII à XII correspond au premier acte de Giselle et de La Péri , c’est aussi la moins réussie au point de vue artistique. Les six chapitres du début et les quatre chapitres terminaux reprennent et amplifient l’idée du deuxième acte des ballets  »

Spirite, dans sa structure, met en forme, comme pour le ballet, l’idée d’une opposition entre le rêve et la réalité. On retrouve donc en littérature un procédé essentiellement chorégraphique. Tout laisse penser que Gautier, qui a expérimenté la forme d’écriture du livret de ballet romantique, s’inspirant en cela de La Sylphide, réutilise le procédé pour l’écriture d’une nouvelle.

samedi 14 janvier 2012

La Sylphide, ou le romantisme appliqué à la danse


La réussite de La Sylphide (1832) , authentifié comme premier « ballet blanc », a été en quelque sorte préparée, un an auparavant, par le « ballet des nonnes » de l’opéra Robert Le Diable de Meyerbeer. Sa genèse est presque anecdotique .A l’époque, le troisième acte d’une œuvre lyrique, comme le préconise le cahier des charges de l’Opéra de Paris, doit obligatoirement comprendre un passage dansé, afin d’attirer  les amateurs de ballet. Le ballet n’est pas du tout reconnu comme un art à part entière, mais fait figure de divertissement dans une œuvre lyrique, il s’agit pour des abonnés fortunés d’admirer de jeunes filles, avant de les rencontrer au Foyer de la Danse.

Le troisième acte de Robert le diable, qui répond à cet impératif conventionnel, transcende sa vocation première : les créateurs du ballet ont choisi de mettre en scène, dans un décor de cloître en ruine, des religieuses qui sortent de leur tombe pour charmer le héros.  Filippo Taglioni a mis au point la chorégraphie, et sa fille Marie, qui a dansé pour la première fois à Paris en 1927, suscitant l’engouement de part et d’autre, danse l’Abbesse du couvent. On le voit, la tonalité gothique de l’ensemble est très en phase avec le romantisme de l’époque.

Or, le passage de l’opéra est pour, les spectateurs  une véritable « vision ». La dénomination  est importante, car, elle contient dans sa définition deux aspects majeurs de l’acte blanc : à la fois passage onirique et fantasmatique, elle a la profondeur de ce qui est « donné à voir », d’une manière quasiment plastique, et non plus seulement à admirer. Le « ballet des nonnes  » de Robert le diable fascine les spectateurs : les nones y sont enveloppés de voiles blancs, dans un éclairage au gaz  (une nouveauté à l’Opéra) qui crée des projections d’ombres inédites. Ceux-ci, envoûtés, ont l’impression de voir des fantômes : le ballet blanc est né, même s’il l’on voit qu’il n’est destiné, dès le commencement, à n’être qu’un « acte », c’est-à-dire un passage, un moment d’une œuvre plus conséquente.

L’année suivante, le Dr Véron, directeur de l’Opéra, commande à Filippo Taglioni un grand ballet en deux actes, qui sera La Sylphide.

 L’argument, très lointainement inspiré de Trilby ou le lutin d’Argail, de Charles Nodier, l’ancre dans le registre fantastique. Dans ce conte situé en Ecosse (issu du « cycle écossais » de l’auteur), un feu follet, Trilby, est amoureux d’une batelière, Jeannie. L’auteur de l’argument, qui n’est autre que le ténor-vedette de Robert le diable, Adolphe Nourrit, ne garde que l’idée d’un amour impossible entre un esprit surnaturel et un être humain. Il inverse les rôles masculin et féminin, de sorte que le lutin devient une sylphide. Il ne s’agit donc pas d’adaptation d’une œuvre, ni d’une caution littéraire quelconque : mais bien de trouver dans une certaine littérature d’inspiration romantique et folklorique une idée susceptible d’être facilement portée à la scène. 
La Sylphide peut être considéré comme le premier ballet « romantique », dont Giselle constitue l’apothéose. C’est une révolution thématique dans le domaine de la danse, qui n’a pas échappé à Gautier, lorsqu’il écrit :

«  Ce ballet commença pour la chorégraphie une ère nouvelle, et ce fut par lui que le romantisme s’introduisit dans le domaine de Terpsichore. A dater de La Sylphide, les filets de Vulcain, Flore et Zéphyre ne furent plus possibles ; l’opéra fut livré aux gnomes, aux ondins, aux salamandres, aux elfes, aux nixes, aux wilis, aux péris et à tout ce peuple étrange et mystérieux qui se prête si merveilleusement aux fantaisies du maître de ballet. Les douze maisons de marbre et d’or des Olympies furent reléguées dans la poussière des magasins, et l’on ne recommanda plus aux décorateurs que les forêts romantiques, que les vallées éclairées par ce joli clair de lune allemand des ballades de Henri Heine . »

Ce tournant s’accompagne d’innovations techniques et chorégraphiques, dont la plus durablement marquante est l’utilisation des pointes, ainsi que dans le costume. La fascination exercée par La Sylphide et par son interprète, Marie Taglioni, ne peut s’expliquer sans l’invention du chausson de satin, qui permet la montée sur pointes. Certes, Marie Taglioni n’est pas la première à l’utiliser. Certaines ballerines, comme Maria Danislova et Advotia Istomina   à Saint-Pétersbourg, l’ont apprise. Mais Marie Taglioni est la première à l’utiliser de façon véritablement expressive, pour un rôle qui convient parfaitement à ce type de technique, en l’associant à un port de bras souple qui lui confère une grâce éthérée.

La Sylphide correspond également à l’invention, par Eugène Lami, costumier de l’opéra, du « tutu », longue jupe blanche, adaptée des robes de bal de l’époque. Gautier peut donc ajouter :

« On changea le coturne grec contre le chausson de satin. Ce nouveau genre amena un grand abus de gaze blanche, de tulle et de tarlatane ; les ombres se vaporisèrent au moyen de jupes transparentes. » 

Ces innovations dans le costume sont donc une des clés de l’émergence du ballet romantique, au point de donner son nom au type de ballet nouveau qui voit le jour : « Le blanc fut presque la seule couleur adoptée  »,  conclut sobrement  Gautier.
Ainsi, dans l’histoire de la danse,  La Sylphide crée un modèle qu’imiteront bien des ballets du XIX ème siècle : La fille du Danube, Ondine, La Bayadère,  Giselle et les deux actes blancs du Lac des cygnes .

Le "ballet blanc" est né.

vendredi 13 janvier 2012

Ballets blancs et actes blancs romantiques et classiques : essai de définition

Le terme d'"acte blanc "est employé par les historiens de la danse et les chorégraphes pour désigner des passages précis des ballets romantiques et classiques. Mais, paradoxalement, alors que la notion paraît pointue, elle désigne ce qu’il y a de plus universellement connu dans la danse, si bien qu’il se confond avec l’image d’Épinal de la danse et de la danseuse. Il suffit ainsi d’évoquer les actes blancs du célèbre Lac des cygnes, pour mettre une image sur une expression un peu abstraite.

La première caractéristique que l’on peut en effet donner de l’acte blanc est élémentaire : « l’acte blanc », ou les « actes blancs »,  désignent les parties du ballet ou les protagonistes présents sur scène sont habillés de blanc. Pour préciser, on peut ajouter que ces protagonistes sont généralement deux solistes et un nombre assez important de danseuses du « corps de ballet » qui composent le chœur.   

En deuxième lieu, il faut insister sur le fait que l’acte blanc est intégré dans la trame d’un ballet narratif, il n’est qu’un passage d’une œuvre. Il est même souvent en opposition avec les autres actes que l’on peut qualifier de « colorés » .
Voilà donc les deux traits essentiels, évidents, de l’acte blanc.

En vérité, les choses sont un tout petit peu plus complexes : comme l’acte blanc donne souvent son véritable cachet au ballet, on a souvent étendu l’expression à l’ensemble de l’œuvre, qualifiée de « ballet blanc », formule qui désigne, de manière un peu schématique sans doute, le ballet romantique.
On peut  émettre trois objections à cette dénomination :
-l’ère romantique en danse n’a pas produit que des ballets blancs. L’expression fait donc passer à côté d’une réalité riche et diverse.
- comme le souligne Serge Lifar ,  elle ne rend pas compte de la structure binaire de l’œuvre, pourtant fondamentale.
- la couleur elle-même est contestée. Ainsi, on peut lire dans un dictionnaire de la danse :

“Ballet blanc: This term is applied to any ballet performed in the traditionnal long white skirt said to have been invented by Lami for Taglioni in « La Sylphide » (... ) and is generally synonimous with the idea of ballet held by the personn who has little experience of ballet. (It is held by some authorities that Lami ’s skirt was in fact blue in colour) ”.

Reprécisons en effet que le ballet ou acte blanc s’apparente, historiquement à l’époque précise du ballet romantique. La définition ci-dessus fait procéder essentiellement  le terme du  costume. C’est un élément indéniable, mais on peut ajouter que le ballet romantique se distingue par un vocabulaire chorégraphique et des postures, des attitudes  repérables et reconnaissables.

 L’acte blanc, dans les ballets romantiques et classiques, a sa tonalité propre que l’on peut qualifier de lyrique, voire élégiaque, évanescente, onirique.Ce dernier fait est à mettre en relation avec la place et le statut particuliers qu’il occupe dans l’œuvre : il est conçu pour nous faire douter de sa réalité, à l’intérieur d’une œuvre .
Enfin,  par sa structure, l’acte blanc est le lieu d’un travail chorégraphique spécifique sur l’uniformité du groupe, et se différencie de cette manière des ballets ou actes colorés, plus propres à mettre en valeur des variations de solistes divers ou des danses de caractère, folkloriques ou nationales. L’acte blanc renoue avec la poétique antique du chœur tragique, et présente en même temps de la danse une vision quasiment plastique.
Ainsi, dans l'histoire plus récente de la danse classique, des "actes blanc"s ont pu être présentés des œuvres à part entière : certains chorégraphes postérieurs au romantisme  les ont détachés de leur contexte narratif pour en faire des ballet courts : il s’agit dans ce cas d’un « acte blanc » devenu « ballet blanc »… L’exemple le plus célèbre en est sans doute Les Sylphides de Fokine, hommage à La Sylphide, le premier ballet romantique de 1832. On peut également citer Suite en blanc, ballet académique de Serge Lifar, monté en  1943.  Sérénade de Balanchine et son atmosphère bleutée  constitue également un très bel hommage au « ballet blanc ».


L’"acte blanc" apparaît donc comme une notion regroupant une série de critères nécessaires, mais non suffisants un à un.  Cette diversité de critères à associer permet d’envisager une définition à plusieurs degrés, du plus strict au plus ouvert.
La définition la plus contextuelle et la plus retreinte ne s’appliquerait ainsi qu’aux ballets blancs de l’époque romantique française : La Sylphide et Giselle.
En deuxième lieu, on constate que certains ballets de l’époque classique russe suivent la même construction. Parmi eux, Le Lac des cygnes et La Bayadère sont les plus évidents. Mais les scènes de vision ou de songe, présentes dans la plupart des ballets de cette époque (Don Quichotte, La Belle au bois dormant, Casse-noisette), s’apparentent également à des actes blancs.
Ensuite viennent les hommages au romantisme par des chorégraphes néo-classiques évoqués. Il manque alors  la dimension temporelle, celle d’ « acte »blanc.
Enfin, on trouve dans quantité d’œuvres chorégraphiques, classiques et contemporaines, ce qui semble être, de façon plus ou moins visible ou revendiquée, une permanence ou des résurgences de l’acte blanc.

Au terme de « ballet blanc », daté et contextuel, prélevé du champ de l’historiographie de la danse,  on peut dès lors  préférer celui d’ "acte blanc", et partir ainsi du terme technique pour l'étendre à un concept, plus large et plus souple,qui permet d'appréhender diverses réalités chorégraphiques et culturelles.

lundi 9 janvier 2012

Le Cygne

Le Cygne

de Stéphane Mallarmé 


Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui!

Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n'avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui.

Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l'espace infligée à l'oiseau qui le nie,
Mais non l'horreur du sol où le plumage est pris.

Fantôme qu'à ce lieu son pur éclat assigne,
Il s'immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l'exil inutile le Cygne.


vendredi 6 janvier 2012

Air France et la danse

Ce n'est pas un scoop : depuis quelques années, la danse est à la mode. Les ballerines Repetto battent le pavé, les ballets du Bolchoï sont retransmis en direct dans les cinémas UGC, on voit des silhouettes de ballerines se multiplier...pas seulement dans la rue, mais sur le papier, les écrans, tous les supports.

Argument de "La Sylphide"

Alphonse Nourrit, 1830

Acte I

Dans une chaumière d'Ecosse, James, assoupi dans un fauteuil, près de la cheminée, attend l'aube du jour qui verra ses noces avec Effie.
Se tient près de lui un esprit ailé, une Sylphide, qui le contemple amoureusement et l'éveille d'un baiser. James tente de saisir la vision, mais la Sylphide s'envole.

Arrivent Effie, sa mère et les voisins pour les préparatifs du mariage. Ainsi que Gurn amoureux -sans espoir- d'Effie.

Une vieille femme, peut-être une sorcière, vient dire la bonne aventure. James la repousse, mais Effie lui tend la main : ainsi la jeune fille attend apprend avec tristesse que son fiancé ne l'aime pas vraiment, trop absorbé par son rêve de belle inaccessible, et que finalement elle épousera son soupirant Gurn. James, furieux, chasse la sorcière. 
Celle-ci jure de se venger.

Resté un moment seul, James revoit la Sylphide apparaître : elle le charme et le jeune homme lui avoue son amour. Gurn, caché, ayant assisté à la scène, court prévenir Effie de la trahison de James. Mais la Sylphide reste invisible aux invités de la noce, seul James la voit : aussi, le voilà, au milieu de la fête, comme écartelé entre Effie bien réelle et le fantôme de la Sylphide. Celle-ci réussit à arracher de la main de James l'anneau destiné à sa fiancée, et s'enfuit vers la forêt.

James la poursuit, laissant Effie en pleurs.

Acte II

La sorcière -présente dans la chaumière tout à l'heure- est là maintenant avec ses consoeurs, dansant au clair de lune, dans la forêt.
La vieille s'affaire autour d'un chaudron dont elle tire une écharpe vaporeuse.
Dans la clairière, des êtes étranges volent d'arbre en arbre.
Paraît James, comme un fou, cherchant sa Sylphide.
La sorcière, sournoisement, vient lui offrir l'écharpe : c'est un voile magique qui lui permettra de de retenir cet être insaisissable.
James a retrouvé, parmi les créatures voletantes, l'objet de son désir.
La Sylphide fait au jeune homme les honneurs de son domaine sylvestre où elle prend soin des nids d'oiseaux, et l'invite à se joindre aux danses de ses comparses ailées.
Attirant près de lui la belle fugitive, il réussit à passer l'écharpe autour de ses épaules : ainsi ne pourra-t-elle plus lui échapper !
Mais au contact du voile, les ailes de la Sylphide s'étiolent et tombent, et c'est pour si la vie se retirait peu à peu de ce corps surnaturel.
La Sylphide s'évanouit dans le bras du jeune homme. James réalise trop tard - et c'est là la vengeance de la sorcière- qu'il vient de tuer celle qu'il aimait.

Et tandis qu'Effie et Gurn, accompagnés des invités de la noce, passent au loin cherchant en vain le fiancé parjure, James, désespéré, voit les sylphides recueillir leur compagne défunte et l'emmener dans les airs.

















jeudi 5 janvier 2012

Romantisme littéraire et ballet romantique



Comparer le romantisme littéraire et le romantisme en danse conduit nécessairement au problème de la non coïncidence des styles.
Ainsi, le romantisme désigne avant tout, en danse, une notion restreinte qui désigne un style chorégraphique précis, indissociable du « ballet blanc » et de sa figure incontestée : la ballerine romantique, qui est l’image que nous avons peut-être le plus communément de la danseuse. Il est étroitement lié à deux inventions majeures : l’utilisation chorégraphique des pointes et le port du tutu. Il va donc sans dire que dans l’histoire de la danse, le romantisme, loin d’être anecdotique, est une révolution. Comme l’écrit Balanchine : « In western Europe of the 1830s, the supremacy of italian dance technique combined with the Romanticism that dominated the other arts of the time to produce a new kind of ballet[2] »  Les historiens de la danse s’accordent sur la dénomination de ballet romantique en ce qui concerne La Sylphide et Giselle. Pour Le Lac, ils préfèrent parfois les notions de classicisme ou d’académisme, cela dans le but de noter la nette différence de style chorégraphique qui peut exister entre l’école dite « française » des années 1830-1840 et l’école russe de la fin du siècle, marquée par la personnalité de Marius Petipa. Néanmoins, Le Lac est sans conteste un ballet romantique, si toutefois on ne l’envisage pas dans son sens le plus restreint, qui, temporellement, se resserrerait autour de 1830 : le romantisme en danse est aussi  culturel. Et cette culture provient de sources littéraires. Comme l’écrit l’historien de la danse Ivor Guest :  « In its origins Romnaticism was a literary movement, and every art-form it touched was to be strongly influenced, in one way or another, by literary sources[3] »
 En effet,  Le « ballet blanc », comme on nomme parfois de façon un peu approximative le ballet romantique, exprime des préoccupations clés de l’époque. On y retrouve la thématique fantastique et poétique du romantisme de Gautier et Nerval,  bien sûr, mais aussi de Chateaubriand, Hugo, Baudelaire ainsi que quantité d’autres prosateurs mineurs du registre fantastique. Mais surtout, d’un point formel, il illustre l’idée de rupture, fondamentale à notre sens, dans l’esthétique romantique. C’est en ce sens élargi que je souhaite employer le terme de « romantisme », comme dominant, sous diverses formes, tout le dix-neuvième siècle, au sens où l’entend par exemple Bénichou lorsqu’il définit la « foi romantique » comme «  l’ambition de relier le terrestre à l’humain et à l’idéal[4] ».Comment les motifs romantiques du XIX ème siècle sont-ils « entrés dans la danse », avec quelles implications ? En quoi la danse a-t-elle été une forme privilégiée pour les exprimer ? 
 
Des trois œuvres, une seule, Giselle,  a l’incontestable « caution » littéraire de Gautier, qui y a collaboré en tant que librettiste, et bien plus peut-être, en tant qu’inspirateur. Mais les trois font intervenir un réseau d’images et d’idées  largement formé par le climat littéraire véhiculé par le romantisme du siècle, en particulier le romantisme allemand.
 Les ballets sont généralement le fruit de d’une collaboration entre plusieurs talents, dans des domaines différents. C’est en ce sens que l’on peut dire , et ce de façon très générale, que le ballet, plus que tout autre art,  synthétise une pensée où un courant, ce qui fait de La Sylphide ou de Giselle des événements marquants dans l’esthétique romantique envisagée d’un point de vue culturel. Aisni, Ivor Guest peut écrire que La Sylphide fut  « as momentous a landmark in the chronicles of the Romantic art as “The Raft of the Medusa” and “Hernani”[5].”


[2] George Balanchine , New Complete stories of the great ballets, Doubleday & company, New York,,p 480
[3] Guest, Ivor, The Romantic ballet in Paris, Dance books, Ltd, , [1966], 1980 p 3
[4] Bénichou, Paul, L’Ecole du désenchantement, Nrf Gallimard, 1992, p 7
[5] Guest, Ivor, op. cit. , p 5

Mallarmé, critique d’art et spectateur de son temps


Mallarmé,   critique d’art et spectateur de son temps

« Rien n’est à négliger de l’existence d’une époque : tout y appartient à tous[1] » : cette affirmation de Mallarmé fait bien apparaître une de ses grandes tendances, que l’on néglige peut-être au profit d’un « hermétisme » vite proclamé.
Mallarmé écrit à l’époque des grandes expositions universelles, de l’industrialisation du système éditorial, du perfectionnement des systèmes  de la communication ...et cette « accélération de l’histoire », selon l’expression de Pascal Durand, est perceptible dans son oeuvre: intérêt pour la typographie et les média en général, prises de position artistique, notamment en faveur des peintres impressionnistes, en 1874[2].   
Sans être un « homme de théâtre », il montre de l’intérêt pour les arts de la scène : tout indique il cherche une vérité dans ce qui lui est donné à voir, dans la représentation d’une œuvre, saisie dans son processus d’accomplissement. De même, son intérêt pour Wagner tient en partie sans doute à la dimension spirituelle de son œuvre et à la place accordée au cérémonial.
Deux textes de Mallarmé, contenus dans les « Crayonnés au théâtre »  sont spécifiquement consacrés à la danse. Le premier article, sous le titre générique de « Ballets », fait référence à deux spectacles donnés en octobre 1886 : Viviane (livret d’Edmond Gondinet, musique de Raoul Pugno et Clément Lippacher, première à l’Eden Théâtre le  28 octobre) et Les Deux pigeons d’Henry Régnier et Louis Mérante (musique d’André Messager, première à l’Opéra de Paris le 18 octobre). Le second, qui concerne un tout autre registre chorégraphique, est consacré à la danseuse Loïe Fuller. Il est intitulé : Autre étude de danse : Les Fonds dans le ballet et sous-titré « d’après une indignation récente ». La première partie du texte est  en fait une reprise en abrégé d’un article paru le 13 mai 1893 dans The National Observer : Considérations sur l’art du ballet et de Loïe Füller , la seconde y a été ajoutée par Mallarmé pour les Divagations , et est un hommage à un article de Rodenbach paru dans Le Figaro du 5 mai 1886 .
 Il ne faut donc pas chercher d’unité temporelle ou thématique à ces articles. Huit ans séparent l’évocation des Deux Pigeons et celle de Loie Füller, laps de temps au cours duquel la danse a considérablement évolué. On peut même affirmer que d’un point de vue chorégraphique, tout les oppose.  A la différence de Gautier, les oeuvres en elles-mêmes intéressent peu Mallarmé. C’est la danse en tant qu’art qu’il cherche à atteindre, à travers, notamment, le personnage de la danseuse, bien au delà de son identité civile,  de ses divers charmes ou même simplement de ses qualités de ballerine. Le ballet et son titre ne sont qu’un prétexte pour atteindre la Danse dans son essence, sujet d’interrogation pour Mallarmé, qu’il met sans cesse en rapport avec sa propre pratique artistique et son esthétique poétique.
 Mallarmé ne traite pas spécifiquement du ballet blanc : les « Ballets » ne sont  spécifiquement consacrés ni à La Sylphide, ni à Giselle, ni au Lac. Mais pour Mallarmé,  la danseuse est une figure poétique, bien  plus qu’un sujet d’écriture. Et on peut arguer que Loïe Füller intéresse Mallarmé pour les mêmes raisons qui rendent l’ « étoile » du ballet blanc fascinante. Loïe Fuller, si elle n’est pas une ballerine romantique,  mais bien une pionnière de la danse moderne, est une danseuse « blanche ». Son pouvoir de fascination tient en effet en grande partie à  ses voiles blancs, qu’elle agite en jouant de l’ombre et la lumière, créant une véritable vision mi-fantomatique, mi onirique. Ces visions qu’elle suscite vont, vers 1900, frapper les écrivains et poètes symbolistes, au point que l’on peut parler du « füllerisme » comme d’un véritable mouvement littéraire, qui se situe dans la mouvance de Mallarmé. Or,  le montre bien, ce qui fascine ces littérateurs, c’est un retour à la grâce, à la pureté dans un art de la danse alors décadent depuis l’ère romantique,  une certaine abstraction, déjà présente dans le ballet blanc , mais qui a été perdue de vue en cette période de décadence.
Loïe Fuller est donc pour le poète une révélation, mais qui s’inscrit dans la continuité de ce qu’il a déjà vu auparavant. Comme l’écrit Guy Ducrey :

 « Il avait songé, quant aux danseuses, à l’épuisement de leur condition charnelle en scène, à la transfiguration métaphorique de leur corps absenté, à son élévation en signe, à la puissance métaphorique du mouvement,(…) Dès le texte de 1886 consacré au ballet, la poétique mallarméenne de la négation, qui tend à refuser au corps dansant sa personnalité propre,repérable, se trouve comme relancé par l’art de la Loïe[3] »

Plus généralement, Mallarmé s’est intéressé, dans Hérodiade, au mythe de la danse de Salomé. Il est l’auteur de « L’Après midi d’un faune », aujourd’hui un célèbre ballet duquel nombre de chorégraphes se sont emparés, parmi lesquels Nijinski, Robbins, Béjart.
 


[1]Mallarmé,  Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p 719.
[2]Mallarmé, « Le jury de peinture pour 1874 et Edouard Manet », pp 695-700 et «  The Impressionists and Edouard Manet », in Documents Mallarmé I , p 84
[3] Ducrey, Guy, op.cit, Honoré Champion, Paris, 1996

mercredi 4 janvier 2012

Nerval, "ou l’impossibilité de vivre hors du théâtre"


Nerval, « ou l’impossibilité de vivre hors du théâtre[1] »

Le monde du spectacle, très présent dans l’œuvre de Nerval, est un objet de fascination : la vie et le théâtre semblent s’y répondre, voire s’y confondre. Certains récits, comme Octavie, sont centrés sur le théâtre et le personnage de l’actrice. Mais même lorsqu’ils semblent plus éloignés du sujet, dans nombre des récits de Nerval, aller au théâtre est une activité aussi naturelle que la vie elle-même, nécessaire à la vie. Les narrateurs des Filles du feu vivent une confusion permanente entre le spectacle et la réalité.
L’activité de critique de Nerval est moindre que celle de Gautier, mais reste importante. De 1835 à 1840, puis de 1844 à 1851, il écrit environ  90 articles, principalement dans trois journaux : La PresseLa Charte de 1830 et  Le Messager.
Peu concernent le ballet à proprement parler. Plus en encore que Gautier, la danse l’intéresse en tant que spectacle théâtral, dont elle n’est pas toujours clairement différenciée, et non comme art à part entière. Néanmoins, il écrit un compte-rendu de  La Sylphide[2], en 1840 dans La Presse, et un autre de Giselle[3] en 1845, ainsi que des articles sur d’autres ballets célèbres de l’époque : Nathalie[4] , La Péri[5] (de son ami Gautier ) et Le Diable à quatre[6].  Ces articles sont relativement décevants : par exemple, il ne fait jamais aucun rapprochement avec son œuvre, dont la conception, nous tenterons de le montrer, n’est pas éloignée de celle de La Sylphide ou de Giselle.

 Un autre goût cependant le lie à la danse, et le rapproche de son compatriote allemand Heine, inspirateur de Giselle (Anne Ubersfeld considère que c’est probablement Nerval qui à donné l’idée à Gautier de s’inspirer de Heine[7]) : celui des traditions populaires, qui font intervenir le chant et la danse, sous forme de bals villageois et de rondes, auxquels sont associés des légendes merveilleuses. Ce goût s’inscrit dans le contexte de redécouverte du folklore qui est celui de Sylvie. Ce récit, un des plus célèbres de Gautier, paru dans Les Filles du feu, se situe dans le même cadre champêtre que Giselle et met en jeu les mêmes tensions que le ballet romantique, comme je tenterai de la montrer. Par un hasard révélateur de cette communauté d’esprit de l’époque, un des ballets romantiques chorégraphiés en 1842 à Londres par Jules Perrot (qui a aussi contribué à Giselle ) a pour titre :  Alma ou la fille de feu.


[1] Expression de Barbara Sosien, «  Trois filles du feu, ou l’impossibilité de vivre hors du théâtre », in  Nerval. Une poétique du rêve, Actes du Colloque de Bâle, Mulhouse et Fribourg des 10, 11 et 12 novembre 1986, Paris, Champion, 1989,  p 165
[2] Nerval, Œuvres complètes I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, p 601
[3] Nerval, Ibid., p 964
[4] Nerval,  Ibid., p585
[5] Nerval,  Ibid., p 763
[6] Nerval, Ibid., p974
[7] Ubersfeld, Anne, Théophile Gautier, Stock, 1992,    p 147

mardi 3 janvier 2012

Laurent Pelly, metteur en scène du merveilleux : Cendrillon, au Théâtre de La Monnaie

Cendrillon, l'opéra de Jules Massenet (1852), dont cette production a été réalisée pour la première fois à l'Opéra de Santa Fe, est repris depuis du 9 au 29 décembre 2011 au Théâtre Royal de La Monnaie / De Munt (voir un extrait en vidéo). C'est une version scénique assez peu connue du  conte de Perrault, comparée au ballet de Prokofiev ou à la célèbre Cenerentola de Rossini.

Est-ce l'esthétique profondément "XIXème" de l'oeuvre ?  Toujours est-il que de nombreux passages, oniriques, féeriques, notamment la très belle scène de la transformation par la marraine, où la scène est envahie de répliques de Cendrillon en chemise de nuit,  évoquent le ballet romantique.

On retrouve la même idée de la figure principale démultipliée, dans un entre-deux dont on ne sait pas très bien s'il  se rapporte au rêve ou à la réalité (du conte !) , s'il doit s'inscrire dans la linéarité de l'histoire ou comme une parenthèse.

C'est loint d'être  le seul intérêt de cette mise en scène très réussie.

Ils s'agit d'une résolution ingénieuse du problème posé bien souvent par la mise en scène d'un conte ou mythe archi-connu, qui plus est appartenant au monde de l'enfance. Comment le rendre intéressant ? Le transfigurer ? Le transposer ? L'actualiser ? Pour Cendrillon par exemple, on connaît bien la version chorégraphique de Noureev, qui choisit de situer l'action dans l'univers du cinéma des années 30, avec un résultat mitigé.
Laurent Pelly, qui envisage rarement l'opéra sans la danse (il réalise la plupart de ses mises en scènes d'opéra en collaboration avec la chorégraphe Laura Scozzi), parvient à donner une tonalité fantaisiste à une œuvre qui, prise telle quelle, risquait de ne révéler que ses aspect mièvres, voire kitsch.

En prenant littéralement l'histoire "au pied de la lettre" (les décors sont constitués essentiellement de lettres ou de mots extraits du conte), Laurent Pelly nous rappelle sans cesse notre position de spectateur qui vient à l'opéra, spécialement en cette période de fêtes de fin d'année, pour être émerveillé. Les personnages semblent ainsi "sortir" comme par enchantement de divers passages du conte, pour se matérialiser sur scène, pour le temps d'une représentation.  En privilégiant l'harmonie visuelle par rapport à la cohérence narrative, en transformant par exemple le sens des mots (le "bois" du livret se trouve ainsi métamorphosé en une forêt...de cheminées),   il insiste sur l'essence même du conte : sa magie. Il joue le jeu du merveilleux et créé un univers à la fois féérique et cocasse, qui ne sort jamais du cadre du conte, mais qui au contraire, en matérialise sans cesse les limites, dans un hommage également rendu aux artifices du monde du spectacle.


La production est visible dans son intégralité sur le site de La Monnaie.
 

Symphonie en blanc majeur


                                                           « Symphonie en blanc majeur »
Poème de Théophile Gautier
in Émaux et Camées, 1852


De leur col blanc courbant les lignes,
On voit dans les contes du Nord,
Sur le vieux Rhin, des femmes-cygnes
Nager en chantant près du bord,

Ou, suspendant à quelque branche
Le plumage qui les revêt,
Faire luire leur peau plus blanche
Que la neige de leur duvet.

De ces femmes il en est une,
Qui chez nous descend quelquefois,
Blanche comme le clair de lune
Sur les glaciers dans les cieux froids ;

Conviant la vue enivrée
De sa boréale fraîcheur
A des régals de chair nacrée,
A des débauches de blancheur !

Son sein, neige moulée en globe,
Contre les camélias blancs
Et le blanc satin de sa robe
Soutient des combats insolents.

Dans ces grandes batailles blanches,
Satins et fleurs ont le dessous,
Et, sans demander leurs revanches,
Jaunissent comme des jaloux.

Sur les blancheurs de son épaule,
Paros au grain éblouissant,
Comme dans une nuit du pôle,
Un givre invisible descend.

De quel mica de neige vierge,
De quelle moelle de roseau,
De quelle hostie et de quel cierge
A-t-on fait le blanc de sa peau ?

A-t-on pris la goutte lactée
Tachant l'azur du ciel d'hiver,
Le lis à la pulpe argentée,
La blanche écume de la mer ;

Le marbre blanc, chair froide et pâle,
Où vivent les divinités ;
L'argent mat, la laiteuse opale
Qu'irisent de vagues clartés ;

L'ivoire, où ses mains ont des ailes,
Et, comme des papillons blancs,
Sur la pointe des notes frêles
Suspendent leurs baisers tremblants ;

L'hermine vierge de souillure,
Qui pour abriter leurs frissons,
Ouate de sa blanche fourrure
Les épaules et les blasons ;

Le vif-argent aux fleurs fantasques
Dont les vitraux sont ramagés ;
Les blanches dentelles des vasques,
Pleurs de l'ondine en l'air figés ;

L'aubépine de mai qui plie
Sous les blancs frimas de ses fleurs ;
L'albâtre où la mélancolie
Aime à retrouver ses pâleurs ;

Le duvet blanc de la colombe,
Neigeant sur les toits du manoir,
Et la stalactite qui tombe,
Larme blanche de l'antre noir ?

Des Groenlands et des Norvèges
Vient-elle avec Séraphita ?
Est-ce la Madone des neiges,
Un sphinx blanc que l'hiver sculpta,

Sphinx enterré par l'avalanche,
Gardien des glaciers étoilés,
Et qui, sous sa poitrine blanche,
Cache de blancs secrets gelés ?

Sous la glace où calme il repose,
Oh ! qui pourra fondre ce coeur !
Oh ! qui pourra mettre un ton rose
Dans cette implacable blancheur !